Suno, l'IA musicale controversée : pourquoi je l'utilise malgré les critiques
Suno est une intelligence artificielle capable de générer de la musique – une sorte de ChatGPT de la musique qui permet à n'importe qui de composer des chansons en quelques secondes à partir de simples descriptions textuelles. La plateforme, lancée en 2023, s'est rapidement fait connaître en produisant des morceaux complets avec couplets, refrains et paroles qui riment.
Cependant, ce succès technologique s'accompagne de vives polémiques. D'un côté, Suno promet de démocratiser la création musicale en la rendant accessible à tous ; de l'autre, ses détracteurs dénoncent une vision idéologique problématique de la part de ses fondateurs et une menace potentielle pour l'industrie musicale traditionnelle et les artistes.
Dans cet article, je passerai en revue les principales critiques – tant idéologiques que techniques – formulées à l'encontre de Suno et de l'idéologie de ses créateurs, ainsi que les dangers envisagés pour la musique et les musiciens. Enfin, j'expliquerai pourquoi, malgré ces controverses, j'ai tout de même choisi d'utiliser Suno dans mon projet, avec un regard critique mais pragmatique.
Une vision de la création musicale qui interpelle
Le PDG et co-fondateur de Suno, Mikey Shulman, a déclenché une tempête médiatique en exposant sa vision de la création musicale. Lors d'une interview en mai 2024, il a affirmé que "ce n'est pas très agréable de faire de la musique aujourd'hui… [ça] demande énormément de temps […] Je pense que la majorité des gens pratique la musique sans plaisir la plupart du temps". En clair, selon lui, le processus d'apprentissage d'un instrument ou d'un logiciel est trop laborieux et décourageant pour la plupart des gens, ce qui justifierait de le remplacer par une IA capable de composer instantanément.
💬 Ma réaction : Cette déclaration a été perçue par beaucoup comme méprisante envers les musiciens. Elle suggère en effet une incompréhension de la passion qui motive la création artistique. Contrairement à ce qu'avance Shulman, jouer ou composer de la musique est une source de joie pour des millions de personnes : par exemple, un tiers des Français pratiquent un instrument de musique et ce, dans toutes les tranches d'âge et milieux sociaux.
Mikey Shulman ne s'est pas arrêté là dans ses critiques. Il a également pointé du doigt la standardisation de la musique pop actuelle, qu'il attribue aux algorithmes de recommandation (Spotify, TikTok, YouTube) qui formatent les goûts du public. Selon lui, "une grande partie de la pop est devenue ennuyeuse" à force de répondre aux mêmes recettes commerciales.
Ce constat n'est pas infondé – beaucoup d'observateurs reconnaissent que les hits se ressemblent de plus en plus. Mais le remède Suno est-il mieux que le mal ? On peut en douter, car l'IA elle-même fonctionne en imitant massivement les modèles musicaux existants. Un test a ainsi montré les limites créatives de Suno : en demandant à l'IA de composer "un blues joyeux en 5/4 avec cornemuse", les résultats se sont révélés incapables de sortir des schémas habituels. Les deux morceaux générés étaient en 4/4 au lieu de 5/4, et l'ambiance blues s'est effacée au profit de sonorités celtiques plus convenues.
L'ironie du système
Ironiquement, la standardisation dénoncée par Mikey Shulman est au cœur du fonctionnement de son générateur. Suno n'a pas su respecter les contraintes originales et est retombé dans des formules prévisibles dictées par ses données d'entraînement.
Entraînement sur œuvres protégées : controverses techniques et juridiques
Au-delà des débats philosophiques, Suno fait face à de sérieuses critiques sur son fonctionnement même, notamment en matière de droits d'auteur. Pour atteindre un tel niveau de performance (générer des chansons "crédibles" dans de nombreux styles), l'IA a été entraînée sur d'immenses bases de données musicales. Or, il s'avère que Suno a entraîné son modèle sur des chansons existantes protégées par le droit d'auteur, sans aucune autorisation.
Procès en cours
En juin 2024, les trois grandes maisons de disques (Universal Music Group, Sony Music et Warner Music) ainsi que la RIAA (qui représente l'industrie musicale américaine) ont déposé plainte contre Suno (et une autre startup similaire nommée Udio) pour violation massive de droits d'auteur.
Les labels accusent ces IA d'avoir "puisé dans des musiques protégées de divers artistes, genres et époques pour entraîner leurs modèles". Ils ont même relevé que certains morceaux générés par l'IA présentent des ressemblances troublantes avec des chansons bien connues – par exemple "My Girl" des Temptations, "American Idiot" de Green Day ou encore "All I Want for Christmas Is You" de Mariah Carey.
Suno, de son côté, se défend en affirmant que son système transforme le matériel d'origine et ne reproduit pas directement des morceaux existants. Ses fondateurs revendiquent la légalité de leur démarche en tant qu'entraînement d'IA, arguant qu'il s'agit d'un usage transformateur et innovant. Néanmoins, durant la procédure, la société a dû reconnaître avoir utilisé des enregistrements commerciaux pour entraîner le modèle.
⚖️ Les enjeux financiers
Les plaignants réclament non seulement des dommages et intérêts pouvant aller jusqu'à 150 000 $ par œuvre contrefaite, mais surtout l'interdiction pour Suno et Udio de continuer à exploiter les catalogues musicaux sans accord.
Face à ces risques financiers colossaux (les amendes potentielles se chiffreraient en milliards de dollars vu le nombre de titres concernés), Suno aurait entamé des négociations avec les majors pour trouver un accord. D'après certaines sources, l'idée serait de mettre en place des licences payantes et même d'accorder aux labels des parts au capital de la startup.
En attendant une issue claire, l'usage de Suno demeure juridiquement incertain. Un musicien qui publierait un morceau généré par Suno pourrait se retrouver confronté à des problèmes de copyright si ce morceau rappelle de trop près une œuvre existante. De même, la possibilité de monétiser des musiques issues de cette IA reste floue.
Un danger pour l'industrie musicale et les artistes ?
Les débats autour de Suno s'inscrivent dans un contexte plus large : celui de l'impact de l'IA sur le métier de musicien et sur l'économie de la musique. Beaucoup d'artistes craignent que des outils capables de produire de la musique à la chaîne ne finissent par les évincer ou les appauvrir. Et ces craintes ne relèvent pas que de la fiction.
📉 Impact économique
Une étude récente estime que les travailleurs du secteur musical pourraient perdre jusqu'à 25 % de leurs revenus dans les quatre prochaines années à cause de l'essor de l'intelligence artificielle.
😰 Inquiétudes des musiciens
Un sondage mené en Australie/Nouvelle-Zélande indiquait que 23 % des musiciens craignent que la génération musicale par IA ne vienne grever leurs revenus dans un avenir proche.
Ces chiffres illustrent un risque bien réel de dévalorisation du travail humain : si un algorithme peut composer des musiques d'illustration, des jingles publicitaires ou même des chansons grand public à moindre coût, pourquoi ferait-on appel (et pour quel prix) à des compositeurs, paroliers ou musiciens de studio ? Toute une partie de la profession pourrait souffrir de cette automatisation.
🎭 Deepfakes musicaux
Un autre danger soulevé par les artistes concerne le respect de leur identité et de leurs droits moraux. Avec les IA comme Suno, on a vu apparaître des "deepfakes" musicaux : des morceaux imitant la voix ou le style d'un chanteur connu sans son consentement. Par exemple, la chanteuse FKA twigs a publiquement dénoncé l'exploitation de son image et de sa voix par des créations IA non autorisées.
Du point de vue des maisons de disques et de l'industrie, la menace est double : non seulement un risque financier (perte de contrôle sur les catalogues, revenus détournés par des acteurs tech), mais aussi un risque de sursaturation du marché musical. Déjà aujourd'hui, environ 120 000 nouvelles chansons sont mises en ligne chaque jour sur Spotify – un volume colossal où de nombreux talents passent inaperçus.
Nuance importante : L'IA musicale n'est pas nécessairement appelée à remplacer les artistes humains, elle pourrait aussi devenir un outil à leur service. Certains, comme le producteur star Timbaland, y voient un moyen d'expérimenter de nouveaux sons. Les investisseurs affichent leur optimisme : Suno a levé 125 millions de dollars en 2024 et atteint une valorisation de 500 millions.
Mon choix pragmatique : utiliser Suno en connaissance de cause
Au vu de tous ces éléments, il peut sembler paradoxal de choisir d'utiliser Suno alors même qu'on en critique les travers. Je tiens donc à expliquer pourquoi j'ai intégré Suno dans mon projet, sans pour autant cautionner l'idéologie de ses fondateurs.
C'est une position délicate d'équilibriste, que je résumerais ainsi : « Tester l’outil, mais garder l’esprit critique ».
Ma position : critique mais pragmatique
❌ Ce que je critique
- •Le discours méprisant de certains dirigeants envers les musiciens
- •L’entraînement sur des œuvres protégées sans cadre clair ni compensation
- •Le risque de dévalorisation du travail et de l’intention artistique
- •L’absence de régulation solide pour protéger les droits
✅ Ce que je reconnais
- •L’IA peut débloquer des projets autrement inaccessibles
- •C’est un outil créatif, pas nécessairement un remplaçant
- •La technologie est neutre : l’usage et l’éthique font la différence
- •Transparence et honnêteté restent essentielles
Mes raisons
🎵Accessibilité et créativité
Suno me permet de créer des musiques rapidement sans budget studio ni compétences multi-instrumentales. Décrire une ambiance suffit pour obtenir une ébauche exploitable : un gain de temps et une source d’inspiration utiles pour mon projet.
🔬Innovation et expérimentation
Se familiariser avec l’IA musicale nourrit ma pratique et ma critique. En testant l’outil, j’explore des combinaisons de genres, je cerne ses limites et j’alimente une réflexion informée de l’intérieur.
🤷Absence d’alternative satisfaisante
Aujourd’hui, peu d’outils publics rivalisent en qualité et simplicité. Idéalement j’utiliserais une IA éthique entraînée sur des œuvres libres ou consenties — mais un tel outil n’existe pas encore.
🧭Utilisation responsable
Employer Suno ne signifie pas encourager ses excès. Je n’imite pas un artiste précis pour brouiller les pistes et je ne présente pas ces morceaux comme « entièrement » les miens : c’est un outil d’appoint, non un substitut de direction artistique.
En résumé, j’utilise Suno sans cautionner tout ce qu’il représente. Je profite de ses avancées techniques tout en restant critique sur ses implications éthiques. C’est un pragmatisme éclairé.
Conclusion
Pour conclure, Suno est un formidable outil de création musicale, mais c'est aussi une plateforme controversée qui soulève des questions essentielles sur l'art à l'ère de l'IA. Mon objectif avec cet article est d'informer sur les dangers et dérives potentielles liés à Suno – tant sur le plan de l'idéologie (dévalorisation du processus créatif) que sur le plan technique et légal (droits d'auteur, qualité de la création) – tout en expliquant le choix mesuré que j'ai fait de l'utiliser.
En tant qu'artiste ou créateur, il est crucial de ne pas se laisser éblouir par la technologie au point d'en oublier la dimension humaine de la musique. Mais il serait tout aussi dommage de refuser par principe un outil qui, bien employé, peut enrichir mapalette créative. Je continuerai donc à explorer Suno avec prudence : en l'utilisant comme un allié ponctuel de mon imagination, sans jamais perdre de vue l'importance du musicien derrière la machine.
⚠️ Mise en garde finale
Si vous envisagez d'utiliser des plateformes comme Suno, faites-le en toute connaissance de cause. Informez-vous des débats en cours, respectez le travail des artistes dont l'IA s'inspire, et n'oubliez pas que la valeur d'une musique ne se mesure pas seulement à la rapidité avec laquelle elle a été générée. Créons, innovons, mais gardons notre esprit critique – c'est ainsi que nous pourrons tirer le meilleur de l'IA musicale, sans sacrifier l'âme de la musique.
Continuez la réflexion
Découvrez comment j’applique ces principes dans mon projet musical au sein du label.
📚 Sources
Cet article s'appuie sur de nombreuses sources journalistiques et analyses, notamment :
- Le Monde - "Suno, l'IA qui génère des chansons à peu près crédibles"
- DJ Mag - "Suno AI CEO claims people don't enjoy making music"
- Manière Musique - Analyse critique de l'interview de Mikey Shulman
- Courrier International / WSJ - Sur les procès en cours
- Underground Wave - Sur les négociations entre Suno et les majors
